L'Affaire Bellounis et la Première Guerre Civile Algérienne

(1957-1960)

L'un des épisodes les plus sombres et les moins racontés de la révolution algérienne

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I-3- La Trêve

  L’énergie et l’orgueil du « Général » lui interdisaient d’attendre l’écrasement ou la mort qui semblaient inévitables. Une seule alternative s’offrait à lui : ralliement au FLN ou ralliement à l’armée française. Mais Bellounis possédait une caractéristique qui devait l’amener à une troisième solution, inconcevable à tout autre. Il avait une très haute opinion de sa personne et il en vient l’idée de traiter avec la France de puissance à puissance, le commandement français étant partie et lui Bellounis l’autre partie.
Autant, en effet, fixer dès à présent la réalité : toute cette affaire ne fut considérée par Bellounis, qui ne songea pas un seul instant à se rallier, autrement que comme une trêve, un genre de pacte germano-soviétique, dont chaque contractant tentait de profiter au maximum au détriment de l’autre. Mais à cette époque qui pouvait croire à la réussite d’une pareille tentative ? Les quelques uns de ses officiers que Si Mohamed mit à mesure dans la confidence étaient assez septiques et méfiants pour leur part. (Ils n’avaient du reste qu’à obéir). Outre les problèmes politiques révolutionnaires que cela posait, quels intérêts les autorités militaires françaises pouvaient-elles avoir à inaugurer ce genre d’alliance avec un groupe réduit, aux prises de très grandes difficultés et sans doute bien prés de la fin ? Il faut le dire qu’elles ignoraient l’état exact des effectifs du chef du MNA et celui-ci avait assez d’expérience et d’imagination pour aider la rumeur publique à grossir ses forces dans d’appréciables proportions.
Quoiqu’il en soit, Bellounis n’avait quant à lui aucun doute sur l’inestimable chance qu’il offrait aux Français en leur proposant un pacte. Il se considérait suffisamment pour cela.
Demander l’accord du MNA avant d’entamer tout pourparler lui sembla superflu bien qu’il ait eu le moyen de le faire sans tenir compte de la signification politique profonde d’une telle manœuvre, il n’y voulut voir qu’une négociation militaire de son ressort exclusif. Par la suite, il insista toujours sur ce caractère uniquement militaire, selon lui, de l’affaire.

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Le chef du foudj MNA entretenait depuis quelques temps des relations épistolaires personnelles avec quelques Français de souche européenne, civiles et militaires, parmis lesquels l’administrateur de la commune d’Aïn Boucif et le directeur de l’école d’Aïn El Hadjel. C’est par ce biais qu’il put entrer en contact avec le capitaine Combette. Au début du mois de mai 1957, Bellounis délégua à l’officier français deux de ses hommes : un adjudant surnommé El Gasraoui et un sergent-chef Si Seid, afin de tâter le terrain. Rien de précis ne fut toute fois abordé lors de cette rencontre qui eut lieu aux environs de M’Sila. Outre Bellounis, il n’y avait à ce moment que 5 de ses hommes dans le secret : El Gasraoui, Si Seid, Si Larbi qui devait prendre leur suite, l’adjoint opérationnel de Si Mohamed El Ouarani et Abdel Kader, secrétaire du Chef.
A la demande de Combette (5), Si Mohamed chargea ensuite un de ses lieutenants, S Larbi, de le représenter dans une seconde entrevue, avec la mission définie de réclamer aux Français des armes et des munitions. La fraction Zbirat, Commune de Sidi Aïssa fut l’emplacement fixé pour le rendez-vous. Si Larbi avoua plus tard qu’il pensait aller à la mort pour le moins à la capture. Son chef ne lui avait-il pas déclaré en lui donnant l’ordre : « Tu es sans doute un homme sacrifié » ? mais les ordres sont les ordres. L’Algérien organisa la rencontre avec un luxe de précautions, plaçant son groupe de protection en embuscade, de manière à riposter efficacement s’il le fallait.
Cependant, tout se passa rapidement et pacifiquement (6). Aux premiers mots de l’envoyé de Bellounis quant aux armes, le capitaine Combette répliqua que l’affaire dépassait sa compétence et qu’il devait rendre compte au Général Salan, commandant suprême en Algérie. Son vis-à-vis répondit non moins promptement que lui-même dans ce cas n’était pas habilité et qu’il faudrait voir son chef. Sur ce, l’on se quitta, la liaison étant maintenue par un habitant de Mélouza, Aïssa.

Du côté Algérien, un émissaire fut immédiatement adressé à Bellounis, tant pour le rapport que pour l’appeler sur les lieux, sa présence devenant indispensable. Puis le groupe des combattants du Djebel rejoignit le village de Mélouza, distant de 25 Km. C’était le 28 mai 1957. Le lendemain eut lieu ce que l’on appela « le Massacre de Mélouza », épisode sur lequel nous jugeons bon d’ouvrir une parenthèse.
On a beaucoup écrit sur Mélouza, le mechta martyre. Il serait difficile d’apporter du nouveau sur ce massacre lui-même et telle n’est pas notre intention. Ce qui va suivre concerne plutôt les à côtés du crime. C’est un témoignage vécu.
Le 29mai 1957, vers 6 heures du matin, l’alarme était donnée par les sentinelles du groupe MNA de Si Saïd « Maillot » qui assurait la protection de Si Larbi, le « contact » du capitaine Combette. Le village était encerclé. Deux cents à deux cents cinquante civiles, originaires de douars environnants de Khracha, Ouled Djellal et Samma, armés de haches, pelles, pioches, etc… accompagnés d’un fort contingent de frontistes en uniforme, s’avançaient menaçants. Les hommes de Bellounis étaient en tout et pour tout quatorze. La valeur ne compte plus devant une telle disproportion de forces. Une décision est rapidement prise : tenter de percer l’encerclement et courir chercher des renforts. Un bref engagement suit, au cours duquel 3 frontistes dont un caporal furent abattus et la première partie du plan se déroula avec succès.

Dans le Djebel Diran à une cinquantaine de kilomètres, deux unités du Foudj de Bellounis, celles de Si Ahmed El Tounsi et celle de Si Amar El Ouarani, tenaient la montagne. Le petit groupe s’y rendit aussitôt à marches forcées. La on rassemble sur le champ 60 combattants, on réquisitionne autant de chevaux et sans perdre une minute on retourne au galop à Mélouza. Vers 17 heures, les 14 hommes et leurs renforts étaient de nouveau sur place. Trop tard, hélas ! Tout était fini : seules les femmes vivaient encore !
Un témoin raconte : « Lorsque nous sommes arrivés à Mélouza, après 50 kilomètres de folle course, la première chose que je vis fut un bras humain, sanglant, en travers du chemin. Il avait été découpé d’un corps et semblait nous mettre en garde contre les horreurs que nous allions voir. Plus tard j’eu beau chercher et rechercher, je ne pu jamais deviner à quel cadavre il appartenait ».
Ayant constaté le carnage, le groupe du MNA organise immédiatement la poursuite des assassins. Harassés, mais les yeux plein de l’horrible spectacle, les hommes dont plusieurs avaient des parents parmi les assassinés, trouvèrent la force de repartir. Les frontistes n’avaient que peu d’avance. « C’est Abdel Kader Sahnouni », avait déclaré les femmes de Mélouza. « Il est parti vers l’Est ». La nuit tombait. Une course implacable s’engage dans les montagnes. La vengeance donne des ailes et un peu plus tard, la bande de Sahnouni était rejointe et accrochée sur les premiers contreforts des Bibans vers Mansourah.
Après un combat rapide, les messalistes réussissent à encercler un groupe de frontiste au pies des rochers et en capture 27. Dans la nuit, les prisonniers furent ramenés vers Mélouza. Mais pour éviter les extrémités regrettables auxquelles les femmes des victimes auraient pu se livrer, ils furent rapidement et publiquement exécutés à quelque distance du village.

Les hommes de Bellounis regagnent ensuite le mechta et procèdent à un premier recensement des cadavres : 338 hommes et enfants de sexe masculin, à partir de 14 ans, ont été fusillés, égorgés, découpés en morceaux ou brûlés. La presse a suffisamment décrit le massacre et il n’est pas utile que nous y revenions. Finalement le 30 mai au matin, les combattants MNA sortaient du village comme les troupes françaises y entraient.
A ce sujet tout n’est pas très clair. Le capitaine Combette et le détachement du 8ième régiment des Spahis qui « découvrirent le massacre » selon l’expression de la presse, n’étaient éloignés que de quelques kilomètres lors de ces évènements dramatiques. Il est remarquable qu’ils n’aient pu s’apercevoir de rien. Ou pensaient-ils n’être pas en forces suffisantes ? Mais la journée du 29 mai leur donnait le temps d’appeler des renforts. Ne sont-ils pas rendu compte du drame ? Toutes ces questions restent sans réponse.

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            Mélouza n’interrompit pas les pourparler Bellounis-armée Française. Au contraire, en furent-ils précipités. Le 31 mai 1957, Bellounis est dans la mechta martyre. A cette occasion et pour « épater » les Français, il organise soigneusement la mise en scène de son arrivée. Chaque membre de son escorte ainsi que lui-même possède un cheval de race. Les dernières armes du foudj ont été triées et les meilleures sont confiées aux hommes du groupe qui ont été dotés des plus telles tenues militaires.
Bellounis rencontre là, les capitaines Combette et Pineau, délégués de Salan. Dans une déclaration, mise au point aux directeurs de journaux, il écrit ainsi la suite des évènements (8) :
            « … Le haut commandement par ordre du général Raoul Salan a dépêché le capitaine Pineau pour me contacter. Durant ce contact et après de longues discussions où j’avais exposé longuement mon point de vu militaire et politique et qui ont été transmis au général Salan afin de donner suite au cours d’un autre contact que nous avions fixé au 3 juin au lieu dit Berarda, commune de Sisi Aïssa ».
            « A l’occasion de ce deuxième contact, Monsieur le capitaine Pineau me demanda de définir ma position politique et où j’ai encore exposé mon point de vue suivant. Si l’on me reconnaissait comme représentant de l’Armée Nationale du Peuple Algérien et le Mouvement National Algérien MNA et Messali Hadj comme interlocuteur valable, je suis disposé à participer à la pacification de l’Algérie avec mon armée ».
            « Après cette pacification mon armée ne devait pas déposer les armes avant que ne soit résolu le problème algérien. D’autre part ma participation était subordonnée à la fourniture d’armements, d’habillements et de soins médicaux, etc… »
Remarquons deux faits : pour la première fois la désignation d’Armée Nationale du Peuple Algérien apparait, et surtout que le « Général en chef » se montrait fort exigeant. Qu’allait répondre le Général Salan ?
Mais Bellounis poursuit : « Muni de ces précisions, Monsieur le Capitaine Pineau et moi nous nous séparâmes et avons fixé pour le vendredi 7 juin notre prochain contact. »
A cette date, Monsieur le capitaine est revenu avec les propositions suivantes que j’ai accepté :

  1. - Mener le combat commun contre les Frontistes et les Communistes ;
  2. - Je garde l’ANPA (l’Armée Nationale du Peuple Algérien) avec son organisme intégral ;
  3. - Aide en armement, habillement, soins médicaux etc, etc…
  4. - L’Armée ANPA ne déposera les armes qu’après la résolution du problème Algérien


Sur la base de cet accord, j’ai commencé la pacification.
Tels furent les accords, selon Bellounis. Voyons de plus près : notons tout d’abord que la « reconnaissance du Mouvement National Algérien comme interlocuteur valable » n’a sans doute pas était accepté par les français et qu’elle est abandonnée. En définitive il était clairement affirmés que 2 entités différentes se trouvaient en présence puisque Bellounis n’était pas subordonné au Commandement français et conservait sous sa seule responsabilité son organisation militaire pour mener « le combat commun ». Les deux armées luttaient chacune de leur côté, l’algérienne continuant d’aborder son emblème et nulle limite territoriale ne lui était assigné.
L’écartement du problème politique qui restait à résoudre selon un processus que les tenants de l’accord n’avaient pas voulu aborder, milite en faveur du caractère original strictement militaire de cette trêve. La clause d’aide matérielle n’est que le côté technique de l’affaire. Toutes ses dispositions furent prises verbalement. Aucun traité ne fut signé, les deux parties, prudentes hésitaient de s’engager par écrit. Et bien sûr, le secret absolu fut observé.

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Quelle est la réaction du MNA ?  Disons franchement qu’il ignorait tout. Au moment de Mélouza, les dirigeants de France avaient reçu de vagues, très vagues informations mais n’avaient pas prêté d’importance. La presse française au début de septembre 1957, lança l’affaire du « ralliement » de Bellounis. C’est une bombe au sein du parti messaliste.
A cette époque le MNA filtrait avec le parti socialiste dont le Secrétaire Général n’était plus, s’il le restait en fait, le Président du Conseil en titre. Plusieurs entrevues avaient eu lieu, mais Guy Mollet s’était bien gardé d’informer ses interlocuteurs. Moulaye Merbah était aux Etats Unis, occupé à y représenter le MNA à l’ONU. Abdellah FILLALI gisait avec 4 balles dans le corps sur un lit d’hôpital. Les quelques autres dirigeants importants étaient dispersés à l’étranger. Mais cela c’était secondaire car il convient de dire qu’il n’y eut jamais qu’une seule tête, une unique direction au MNA : Messali Hadj.
La condamnation de Bellounis par le MNA semblait l’aboutissement logique de la campagne de presse qui s’était déclenchée et qui accentuait le côté collaboration de l’affaire. Beaucoup durent s’y attendre. Nombreux responsables messalistes souhaitaient eux-mêmes une clarification indispensable, le principe d’une trêve avec l’ennemi N°1 leur semblait condamnable. Par ailleurs, Guy Mollet adjurait de ne pas subir l’influence des élucubrations des journalistes et de ne rien faire qui puisse porter préjudice à cette expérience, de plus importante pour l’avenir de l’Algérie. Mais le « Vieux » ne se laisse pas facilement conseiller. Selon sa manière habituelle, il agit fort prudemment.
Les informations en provenance d’Algérie étaient aussi diverses que vagues. L’une affirmait péremptoirement que « c’est maintenant l’indépendance chez Bellounis » ; l’autre faisait état de l’enthousiasme des populations civiles. Par contre on rapportait que les troupes MNA combattaient désormais aux côtés des soldats Français. Avant toute chose Messali Hadj voulut donc savoir exactement ce qu’il en était. Des précisions furent réclamées à Alger qui ne se pressait pas de répondre.

Que Messali Hadj renie Bellounis (et sur simples présomptions après tout) c’était peut être une satisfaction d’ordre doctrinaire, mais c’était –surement- un beau cadeau pour les frontistes et les Français pro-FLN qui déclaraient que Si Mohamed et ses hommes étaient les derniers combattants MNA ; ils s’empresseraient de crier alors une fois de plus que les Messalistes « n’existaient plus en Algérie ».
Par ailleurs, la situation avait évoluée depuis mai. Des tiraillements entre le commandement français et le chef de l’ANPA rendaient cette évolution délicate. L’expérience pouvait chaque jour se renverser complètement.
Dans ces circonstances, Messali Hadj décida de garder momentanément le silence.
Sur ces entrefaites, Bellounis se défendit publiquement d’appartenir au MNA, justifiant ainsi plus ou moins sa position : les messalistes n’avaient plus aucune raison de renier quelqu’un qui n’était pas des leurs. Le Mouvement National Algérien se cantonna dans un attentisme rigoureux.

 

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